On connaît surtout le studio Hipgnosis pour leur travail sur les pochettes d’albums légendaires de Pink Floyd (The Dark Side of the Moon, Wish You Were Here, Animals, etc.). Ce trio, composé de Storm Thorgerson, Aubrey Powell et (un peu plus tard) Peter Christopherson, a aussi travaillé avec une légion d’artistes de la toute fin des années 1960 au tout début des années 1980. Le site Hipgnosis Covers offre un bon aperçu de la popularité du studio auprès de musiciens d’horizons très divers : pas grand-chose de commun entre Yes et Barry Gibb, ni entre les Hollies et Throbbing Gristle… à part l’emballage. Les Pretty Things y ont eu droit pour cinq de leurs albums studio, plus une compilation.
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La première pochette réalisée par Hipgnosis pour les Pretties est celle de Parachute (1970). Elle est rarement considérée comme une réussite, et il faut bien avouer que la composition n’a rien de follement excitant au premier coup d’œil : une route qui s’éloigne vers l’horizon dans un paysage indistinct (des plaines ? la mer ?), flanquée d’une tulipe géante, avec une silhouette solarisée indistincte en bas à droite. Le nom du groupe et le titre de l’album sont relégués dans un coin, en gros caractères noirs. En fait, ce sont surtout les couleurs qui frappent : ce ciel d’un orange criard ! ces nuages d’un marron terne !
Pour comprendre la pochette, il faut la déplier. On découvrira ainsi que de l’autre côté de la route, face à la tulipe, se dresse un gratte-ciel : illustration assez premier degré de la tension entre ville et campagne qui constitue le fil rouge de l’album. Au centre, la silhouette solarisée s’avère un enfant qui tend la main vers le spectateur, dans un geste difficile à interpréter (une invitation ?), tandis qu’à l’horizon, la route se précipite vers un disque gris qui pourrait aussi bien être un portail vers autre chose (un moyen de dépasser l’opposition ville-campagne ?) qu’un rocher bouchant toute progression et faisant de la route un cul-de-sac (entraînant l’obligation de faire un choix entre l’immeuble et la tulipe ?).
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On ne peut pas vraiment dire qu’Hipgnosis ait fait mieux pour Freeway Madness (1972). Le concept est plutôt plat : les visages des cinq membres du groupe sont visibles à travers le pare-brise d’une voiture (à en croire le livret, il s’agit de celle de David Gilmour !). Ici encore, les couleurs sont très agressives, entre la voiture jaune canari, le ciel bleu azur et les visages teintés qui de bleu, qui de rose, qui de jaune. Reste un (petit) bon point par rapport à Parachute : la typographie du titre de l’album. Ce logo circulaire, traversé d’une sorte d’éclair, est tout de même un peu plus mémorable que les grosses lettres noires bêtement alignées du précédent. Reste que dans la catégorie « meilleure pochette d’Hipgnosis avec une voiture », celle-ci n’a aucune chance de détrôner le premier album solo de Peter Gabriel.
Encore une fois, l’arrière de la pochette apporte quelque chose de neuf. Ici, on voit l’autre moitié de l’habitacle de la voiture, mais surprise ! ce sont d’autres visages qui apparaissent. On reconnaît d’anciens Pretty Things : de gauche à droite, il y a John Stax, Dick Taylor, Viv Prince, Brian Pendleton, Victor Unitt, Twink et Wally Waller. Il s’agit sûrement d’un clin d’œil à l’adresse des fans du groupe : vous voyez, même si notre musique s’américanise à grands pas, on n’oublie pas d’où l’on vient. Pas une mauvaise idée… Dommage que plusieurs éditions du 33 tours aient loupé le coche et décidé de remplacer cette image par un bête reflet de l’avant de la pochette.
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Silk Torpedo (1974) est la première pochette d’Hipgnosis pour les Pretty Things où la patte du studio, ce photo-réalisme légèrement surréaliste, propre à susciter le trouble, est vraiment perceptible à mon sens. C’est peut-être aussi la plus kitsch du lot : une jeune femme coquettement vêtue (petite robe blanche, cravate rose, calot de marin et fleurs dans les cheveux) est à moitié alanguie sur une torpille fort phallique lancée à plein régime au-dessus d’une mer d’huile. La jolie brunette n’a pas l’air plus affectée que ça par sa situation : son regard est tourné vers la gauche, dans une expression indéchiffrable où l’on pourrait lire de la séduction, de la surprise, de l’inquiétude ou peut-être autre chose encore. L’ensemble, retouché à l’aérographe par Richard Manning (vous pouvez trouver ses explications, plutôt techniques, sur son site), rappelle follement les pin-ups des années 50 et illustre bien la « torpille de soie de Singapour » qui a donné son titre au disque.
Encore une fois, l’arrière de la pochette éclaire l’avant : on y découvre que ce que regardait la pin-up, c’était un navire. Peut-être celui qui vient de lancer la torpille ? Sa proue fend les flots dans une direction tangente à celle de l’engin. Sur sa coque grise se découpe en lettres blanches le nombre 102. Un homme se tient d’une main au bastingage et fait un grand signe du bras de l’autre. Le « hard sea dog » de la chanson ? Allez savoir.
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Il aura donc fallu attendre cinq ans et quatre œuvres avant qu’Hipgnosis se décide à rendre une copie passable. Savage Eye (1975) présente à mon sens la pochette la plus mémorable de la discographie des Pretty Things, à égalité avec celles de S. F. Sorrow et Balboa Island. Elle prouve que la simplicité peut être tout aussi frappante, sinon davantage, que l’extravagance : « l’œil sauvage » est illustré par… un œil, en plein centre de la pochette, qui fixe le spectateur. Il y a sûrement un peu de Dark Side of the Moon dans ce concept, mais pourquoi pas, après tout ? La formule a prouvé son efficacité. Pour une fois, les couleurs sont au service du concept : le vert de l’iris contraste parfaitement avec la couleur de la peau qui l’entoure. Et le doigt qui vient tirer la paupière inférieure ajoute un peu de tension à l’ensemble : est-ce un œil irrévérencieux, qui veut nous dire « mon œil ! », ou bien est-ce un œil menacé par cet ongle écarlate décidément bien proche de le percer ?
Rien à dire sur la pochette arrière cette fois-ci : ce n’est qu’une version en miroir de l’avant. Si ça peut vous consoler, vous pouvez aller lire les explications de Richard Manning sur les retouches apportées à la photo originale.
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Le cinquième et dernier album des Pretty Things couvert par Hipgnosis est Cross Talk (1980). La pochette reflète bien la musique dans son rejet des excès de la décennie écoulée : un canevas entièrement blanc, délimité par les mots « Pretty Things Cross Talk » aux quatre coins, et au centre, une petite photographie du groupe en noir et blanc, recouverte de cinq traits de couleur ondulés : vert, rouge, violet, jaune, bleu. Ces traits sont-ils censés représenter des ondes interférant les unes avec les autres (« crosstalk » signifie littéralement « interférences » en anglais) ?
L’arrière reflète l’avant, mais de manière plus subtile qu’une simple image retournée. Les quatre coins de l’image sont occupés par les informations attendues (liste des chansons, musiciens, etc.) et le centre est occupé par une autre photo du groupe… de dos, cette fois-ci. Dans l’ensemble, cette pochette épurée est esthétiquement agréable, mais elle manque peut-être un peu d’identité.
La pochette intérieure propose une image que je trouve plus intéressante. On y voit une guitare posée sur une caisse devant une palissade verte : rien que de très normal, si ce n’est que l’instrument est complètement emballé dans des bandes blanches, momifié, pourrait-on dire. Et que penser de cette tête sombre qui dépasse du sommet de la palissade, dans un coin ? Il y a quelque chose dans cette image qui rappelle beaucoup René Magritte, et quand on sait que c’est une toile du peintre belge qui a inspiré la chanson Edge of the Night à Phil May, ce n’est sûrement pas une coïncidence.
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Les Pretty Things doivent une dernière pochette à Hipgnosis : S. F. Sorrow and Parachute, un double album sorti en 1975 au Royaume-Uni chez Harvest Heritage et compilant les deux albums en question, présente en effet un visuel inédit. C’est une photo en noir et blanc d’un immeuble de bureaux anonyme, avec les couloirs, portes et baies vitrées de circonstance. Les personnes qui s’y croisent ont deux points communs : elles ont toutes à la main l’un des deux 33 tours que reprend la compilation, et ce sont toutes des silhouettes entièrement noires. Il ne faut sans doute pas y lire grand-chose, mais je ne peux pas m’empêcher d’y voir un reflet des visages que croise Sebastian F. Sorrow à la fin de son voyage, ceux qui ne seront pas sauvés : les employés des usines à misère.