Pour relancer les Pretty Things, Phil May fait appel à un ami d’enfance, Wally Waller. Lui aussi est musicien : il joue de la guitare au sein des Fenmen, un groupe pop qui a rencontré le succès en 1963 avec une reprise de Money (That’s What I Want). Mais les Fenmen végètent depuis le départ de leur leader Bern Elliott, et Waller n’hésite pas lorsque May lui propose de reprendre la place de bassiste abandonnée par John Stax. Jon Povey, le batteur des Fenmen, est lui aussi invité et met à profit sa formation de pianiste classique en devenant le premier claviériste officiel des Pretties. L’arrivée de Waller et Povey marque une évolution sensible dans le son du groupe, avec un soin tout particulier apporté aux harmonies vocales, un registre dans lequel les Fenmen s’étaient spécialisés. Le single Children / My Time, qui sort au mois d’avril 1967, annonce la couleur.
Le troisième album des Pretty Things, Emotions, paraît en mai. Ses douze chansons, écrites en majorité par Phil May et Dick Taylor avec l’aide de Wally Waller, témoignent d’une sensibilité accrue : les paroles sont plus recherchées qu’avant, la musique plus travaillée. Mais ces progrès sont à peine visibles sous les arrangements de Reg Tilsley, imposés aux Pretties contre leur volonté. Trompettes stridentes et trombones balourds envahissent tout l’espace disponible, étouffant les petites vignettes pop confectionnées avec amour par le trio May-Taylor-Waller. En cherchant à rendre la musique des Pretties plus accessible et vendeuse, Fontana Records s’est complètement fourvoyée : ce virage maniériste ne leur gagne pas de nouveaux fans et aurait plutôt tendance à faire fuir les anciens. En d’autres termes, c’est un bide.
L’argent venant à manquer, les Pretty Things arrondissent leurs fins de mois en enregistrant des chansons pour DeWolfe, une entreprise spécialisée dans ce que l’on appelle en anglais la library music, c’est-à-dire une musique libre de droits dans laquelle il est possible de piocher à loisir, moyennant bien sûr le paiement d’une licence. C’est dans ce genre de catalogue que se fournissent les productions télévisuelles et cinématographiques qui n’ont pas les moyens ou le désir de faire réaliser leur propre bande originale. Adoptant le pseudonyme « Electric Banana », les Pretty Things produisent ainsi trois albums pour DeWolfe entre 1967 et 1969 : Electric Banana, More Electric Banana et Even More Electric Banana. Ces disques purement alimentaires contiennent néanmoins d’excellents titres, qui n’auraient pas déparé dans la discographie officielle du groupe.
Les Pretty Things ne s’attardent pas sur l’échec artistique et commercial que représente Emotions. Pour eux, cet album marque surtout la fin de leur contrat avec Fontana : ils sont désormais libres d’aller voir ailleurs et de laisser libre cours à leurs envies musicales. L’atmosphère psychédélique qui règne en Grande-Bretagne à l’époque (et les drogues afférentes, bien entendu) ne les laisse pas indifférents, comme en témoigne la chanson Defecting Grey, une expérience hallucinée de plus de cinq minutes de long. Le groupe signe chez EMI en septembre et le 45 tours Defecting Grey / Mr. Evasion sort en novembre. C’est un échec commercial, bien entendu, mais il annonce clairement la direction que comptent prendre les Pretty Things.
Bénéficiant d’un accès illimité aux studios EMI d’Abbey Road et d’un allié de poids en la personne du producteur Norman Smith, les Pretty Things entament l’enregistrement de leur quatrième album sous les meilleurs auspices. Intitulé S. F. Sorrow, le projet tourne autour d’une courte nouvelle écrite par Phil May qui raconte l’histoire d’un pauvre garçon nommé Sebastian F. Sorrow, dont la vie n’est qu’une succession de désillusions. Les chansons s’inscrivent ainsi dans une perspective narrative, sans pour autant être les véhicules de cette narration. Elles en illustrent plutôt des moments spécifiques, de la naissance de Sorrow à sa vieillesse en passant par son expérience traumatique de la guerre, la rencontre avec sa bien-aimée et sa mort dans un accident de dirigeable.
Même si le budget qui leur est alloué est très limité, les Pretties mettent à profit leur situation en exploitant à fond les possibilités du studio et même en récupérant les instruments des Beatles en leur absence (notamment le sitar de George Harrison). Le départ de Skip Alan, qui annonce qu’il veut épouser sa petite amie française rencontrée à Biarritz, aurait pu être un coup dur, mais un remplaçant est rapidement trouvé en la personne de Twink, un ex-Fairies qui a déjà suppléé Viv Prince lors de l’enregistrement de Get the Picture?
L’écriture de l’album est bouclée au début de l’année 1968 à Southport, où les Pretty Things se trouvent pour participer au tournage du film What’s Good for the Goose. Cette comédie un peu polissonne et très nanardesque a pour sujet les amours contrariées d’un homme d’un certain âge (interprété par Norman Wisdom, une légende de l’humour britannique dont l’heure de gloire était déjà passée depuis belle lurette) avec une jeune hippie aguicheuse. Les Pretty Things jouent plus ou moins leur propre rôle, celui d’un groupe psychédélique qui se produit sur la scène d’une boîte de nuit passablement enfumée. Trois des chansons d’Electric Banana apparaissent ainsi dans le film. Inutile de préciser que What’s Good for the Goose n’est pas vraiment entré dans les annales du cinéma.
Bouclé avec un peu de retard, S. F. Sorrow peut sortir en décembre 1968, soit cinq mois avant le Tommy des Who. Alors, pourquoi est-ce Pete Townshend qui est considéré comme l’inventeur de l’opéra rock ? La faute à EMI, qui aurait pu offrir davantage de promotion à l’album, ainsi qu’à Rare Earth, le label américain du groupe, qui laisse s’écouler de longs mois avant de publier S. F. Sorrow aux États-Unis. Entre-temps, Tommy est passé par là, et les journalistes américains ne verront dans l’album des Pretty Things qu’une copie opportuniste et médiocre, à l’image de Lester Bangs qui le descend en flèche dans Rolling Stone.
Un tel échec pour une œuvre dans laquelle ils ont investi tant de temps, d’énergie et d’amour aurait signé l’arrêt de mort de plus d’un groupe, mais les Pretty Things tiennent bon. Ils tentent de développer le concept de S. F. Sorrow à travers un spectacle mélangeant musique et mime, mais les techniques de studio avancées auxquelles ils ont eu recours sur l’album les obligent à employer des bandes pré-enregistrées, et l’idée est abandonnée au bout de quelques concerts. Un autre abandon de taille est à signaler pour cette année 1969 : celui de Dick Taylor. L’échec de S. F. Sorrow ne l’a pas laissé indifférent, et il a l’impression d’avoir fait le tour de l’expérience Pretty Things. Il annonce son départ en juin, peu après son mariage. Victor Unitt (ex-Edgar Broughton Band), est engagé pour le remplacer.
C’est cette formation qui répond à une offre inattendue durant l’été 1969. Philippe Debarge, un fan français des Pretty Things, souhaite faire un album avec eux. Comme il est l’héritier d’une famille ayant fait fortune dans l’industrie pharmaceutique, l’argent n’est pas un problème, et les Pretties acceptent sans réfléchir sa proposition. Ils enregistrent ainsi une douzaine de chansons à Londres, parmi lesquelles certaines reprises d’Electric Banana, dans un studio muni d’un équipement de pointe (l’argent ouvre bien des portes). Debarge rentre en France avec les bandes sous le bras, peut-être dans l’idée de les faire publier chez Barclay, mais en fin de compte, ce n’est que quarante ans plus tard que l’album paraît sous le titre The Pretty Things / Philippe Debarge.
Après cet intermède, les Pretties reprennent le travail sur le successeur de S. F. Sorrow. Sans Dick Taylor, c’est en tandem que Phil May et Wally Waller écrivent les chansons de ce nouvel album dans leur appartement enfumé de Westbourne Terrace, une rue de l’ouest de Londres. Pas d’histoire comparable à celle de S. F. Sorrow ici, même si la face A de l’album propose une suite de chansons liées, à la manière du medley final d’Abbey Road des Beatles. C’est plutôt un thème commun qui sous-tend le disque : l’opposition entre la ville et la campagne. Musicalement, c’est sans doute l’un des albums les plus variés du groupe, avec des rocks bien gras, des ballades très tendres et des morceaux pop efficaces où dominent, comme d’habitude à présent, les harmonies vocales. Parachute sort en juin 1970. Les critiques sont bonnes (même si, contrairement à ce qu’on peut lire çà et là, il n’a jamais été élu « album de l’année » par Rolling Stone), mais les ventes ne suivent pas.
Malgré la qualité de leur musique, les Pretty Things semblent tourner à vide, faute d’intéresser un public toujours versatile et imprévisible. Ils publient encore deux 45 tours dans les mois qui suivent avec un nouveau guitariste, le jeune Peter Tolson, qui remplace un Vic Unitt reparti chez Edgar Broughton, mais rien n’y fait. Les salles désireuses de les accueillir se font rares, l’argent vient à manquer, et la scoumoune s’en mêle : un projet de tournée américaine doit être annulé au dernier moment lorsque le nouveau manager du groupe, Derek Boltwood, est victime d’un accident de voiture. À la mi-1971, le moral est au plus bas et Wally Waller annonce finalement son départ en juillet. Norman Smith lui a offert un poste de producteur assistant chez EMI et il a décidé d’accepter. Cette même EMI ne fait rien pour encourager les Pretties à continuer, et le groupe se disperse doucement au cours de l’été.