S. F. Sorrow est le quatrième album studio des Pretty Things, sorti en 1968 chez Columbia Records.
Et s’ils restent dans l’histoire, ça sera sûrement grâce à lui. S’agit-il ou non du premier opéra rock ? La question n’a pas grande importance, l’idée était dans l’air du temps et plusieurs groupes ont eu le nez assez creux pour s’y intéresser. Les Pretties ont simplement joué de malchance sur le sol américain, où le Tommy des Who, sorti en premier et mieux vendu par sa maison de disques, a raflé tous les honneurs. Heureusement, le temps a quelque peu réparé cette injustice, et S. F. Sorrow a dorénavant une place bien assurée dans la discothèque de n’importe quel fan de rock ’60s qui se respecte.
Defecting Grey vous propose une traduction en français de l’histoire de S. F. Sorrow.
Historique
Septembre 1967, le Summer of Love s’achève à San Francisco. De l’autre côté de l’Atlantique, un vent de liberté souffle du côté des Pretty Things. Enfin débarrassée du contrat qui la liait à Fontana Records, une maison de disques qui ne croyait plus en eux, la bande à Phil May a l’occasion de faire ce qu’elle a envie de faire. Fini le cirque des singles pop un peu miteux, il est grand temps de se plonger à corps perdu dans le psychédélisme naissant.
Une de leurs nouvelles compositions se détache : Defecting Grey, longue de plus de cinq minutes, qui alterne sans prévenir passages calmes et déchaînés avec toutes sortes d’effets bizarres. En l’écoutant, leur imprésario Bryan Morrison est persuadé que ses poulains sont devenus fous, que la drogue leur a cramé la cervelle. Pourtant, elle constitue une véritable maquette de ce que va être S. F. Sorrow. Les Pretty Things signent chez EMI. Avec leur nouvel allié, le producteur Norman Smith, ils enregistrent une nouvelle version de Defecting Grey qui sort en 45 tours à l’automne. Les critiques sont bonnes (quoique perplexes), mais le public indifférent ; de cette manière aussi, hélas, la chanson annonce ce qui va arriver à S. F. Sorrow.
Bénéficiant d’un accès presque illimité aux déjà légendaires studios EMI d’Abbey Road, les Pretty Things commencent à enregistrer leur cinquième album au mois de novembre 1967. Contrairement à la légende qu’aime à propager Mark St. John, S. F. Sorrow n’est donc pas exactement contemporain du Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band des Beatles (terminé en avril, sorti en juin), ni du Piper at the Gates of Dawn de Pink Floyd (terminé en mai, sorti en août). En fait, ce sont les albums suivants de ces deux groupes qui sont enregistrés en même temps que S. F. Sorrow : le double blanc pour les Fab Four, le confus A Saucerful of Secrets pour les Floyd.
L’enregistrement de S. F. Sorrow, entrecoupé par de nombreuses interruptions, s’étale sur une bonne dizaine de mois, de novembre 1967 à septembre 1968. Durant cette période, les Pretty Things sillonnent la Grande-Bretagne d’un concert à l’autre : l’argent ne pousse pas sur les arbres, comme le leur fait bien comprendre EMI. Au début de l’année 1968, ils perdent leur batteur Skip Alan, parti se marier en France, alors qu’une poignée de chansons seulement sont en boîte. Pour le remplacer et boucler l’album, ils embauchent une vieille connaissance, Twink, qui ne dépare pas dans la déjà longue tradition des batteurs cinglés du groupe. Son intégration ne se fait pas sans heurt : pour le convaincre de les rejoindre, ils doivent accepter de le créditer comme coauteur de la moitié des chansons, quand bien même elles étaient déjà toutes écrites avant son arrivée. Entre concerts un peu partout en Grande-Bretagne et séances d’enregistrement à Abbey Road, le nouveau quintette trouve aussi le temps de jouer la comédie dans le nanar What’s Good for the Goose. Wally Waller se souvient que c’est pendant le tournage que les dernières compositions de l’album sont peaufinées.
Avec l’aide de Norman Smith, les Pretty Things exploitent à fond les possibilités du studio pour magnifier des compositions déjà excellentes à la base. L’histoire de Sebastian F. Sorrow, écrite par Phil May, offre un fil rouge aux différentes émotions que suscite la musique : l’espoir de S. F. Sorrow Is Born, la joie naïve de She Says Good Morning, la confusion de Balloon Burning, le désespoir de Death, la désillusion de Trust, le cynisme de Old Man Going, la résignation de Loneliest Person. En évitant de raconter cette histoire dans les chansons elles-mêmes, le groupe évite adroitement la tentation du remplissage, écueil sur lequel s’échoueront tant d’autres opéras-rock par la suite. Musicalement, S. F. Sorrow est constellé de trouvailles instrumentales brillantes, de la flûte de Private Sorrow au sitar de Bracelets of Fingers en passant par le mellotron de S. F. Sorrow Is Born ou les harmonies vocales omniprésentes.
Une fois le disque bouclé, ne reste plus qu’à le publier, mais EMI renâcle. Les décideurs, qui n’ont rien compris, ne veulent pas d’une pochette ouvrante, alors qu’il s’agirait du seul moyen de reproduire les paroles des chansons et l’histoire de Sebastian, un complément indispensable à la musique. En fin de compte, les Pretty Things doivent payer de leur poche pour avoir droit à ce luxe. Ils doivent d’ailleurs se charger aussi de tout l’habillage visuel : la pochette est dessinée par Phil May, la photo du groupe à l’arrière est prise par Dick Taylor.
S. F. Sorrow sort finalement le 1er décembre 1968 au Royaume-Uni, soit près de six mois avant le Tommy des Who, un disque qui, même si ses créateurs s’en défendent, doit sans doute quelque chose à son prédécesseur ; il suffit de comparer les introductions de Pinball Wizard et Old Man Going pour s’en convaincre. La presse musicale britannique salue à l’unanimité le nouvel album des Pretty Things : « l’un des meilleurs albums de 1968 » pour NME, « un album époustouflant » pour Disc, « un album mûrement réfléchi » pour Top Pops (voir plus bas pour les critiques complètes).
Pourtant, les ventes ne suivent pas. Le groupe, « excitant sur scène et expérimental sur disque » (Melody Maker) éprouve des difficultés à le promouvoir devant un public. En janvier 1969, ils tentent de monter un spectacle de mime adapté de S. F. Sorrow au Roundhouse de Londres, avec Twink dans le rôle-titre, mais l’expérience n’est pas vraiment concluante. Le principal problème, néanmoins, vient encore une fois d’EMI, qui ne fait pas vraiment d’efforts pour assurer la promotion de l’album.
Mais le dernier clou dans le cercueil de S. F. Sorrow, c’est aux États-Unis qu’il est planté. Pour des raisons aberrantes, le disque met longtemps à traverser l’Atlantique, presque une année entière. Entre-temps, le Tommy des Who est passé par là, et d’innovateurs, les Pretty Things passent désormais pour des suiveurs, ce qui leur vaut une critique incendiaire de Lester Bangs dans Rolling Stone en février 1970 (« un croisement atrocement puéril entre les Bee Gees, Tommy et les Moody Blues »). Pire : leur album est publié par la Motown, qui souhaite lancer un nouveau label, Rare Earth, consacré au rock « blanc ». Certes, S. F. Sorrow bénéficie ainsi des réseaux commerciaux de l’entreprise de Berry Gordy, mais ce sont des réseaux axés sur la soul et le rhythm and blues, dont les publics habituels n’ont que faire d’un album-concept de rock psychédélique anglais.
Pour ne rien arranger, Rare Earth change la pochette du disque, avec un motif de taches noires sur fond gris à la place du dessin de Phil May. Comme les autres disques du label, cette pochette a une forme spéciale, avec des coins arrondis au sommet. C’est un détail, mais un détail qui contribue à rendre le disque invisible : dans les bacs des disquaires, les clients qui parcourent les piles de 33 tours ont toutes les chances de passer sans les voir ces disques qui n’ont pas de coins. Cette pochette a reçu le doux surnom de tombstone cover, en référence à sa forme de pierre tombale, et c’est approprié, puisqu’elle marque aussi la sépulture des espoirs commerciaux des Pretties. Bref, tout ce qui pouvait foirer a foiré et c’est un nouveau rendez-vous manqué entre la bande à Phil May et le pays de l’oncle Sam.
Le groupe trouvera le moyen de poursuivre l’aventure, même si Dick Taylor, un peu désabusé, préfère prendre le large courant 1969. Malgré des rééditions au milieu des années 1970 avec son successeur, Parachute (S. F. Sorrow and Parachute au Royaume-Uni, Real Pretty aux États-Unis), histoire de capitaliser sur le (maigre) succès de la version Swan Song du groupe, il faudra de longues années avant que S. F. Sorrow ne soit reconnu à sa juste valeur, autrement dit comme un fleuron de l’âge d’or psychédélique anglais.
À l’occasion de son trentième anniversaire, le 6 septembre 1998, la formation originale se retrouve aux studios Abbey Road pour l’interpréter pour la première fois en entier et devant public, avec l’aide d’Arthur Brown et David Gilmour : une véritable résurrection. Le cinquantième anniversaire, en 2018, a quant à lui été marqué par la sortie d’une réédition de luxe chez Madfish.
Titres
Face 1
- S. F. Sorrow Is Born (Phil May, Dick Taylor, Wally Waller) – 3 min 7 s
- Bracelets of Fingers (Phil May, Dick Taylor, Wally Waller) – 3 min 38 s
- She Says Good Morning (Phil May, Dick Taylor, Wally Waller, John C. Alder) – 3 min 18 s
- Private Sorrow (Phil May, Dick Taylor, Wally Waller, Jon Povey) – 3 min 50 s
- Balloon Burning (Phil May, Dick Taylor, Wally Waller, Jon Povey) – 3 min 45 s
- Death (Phil May, Dick Taylor, Wally Waller, John C. Alder) – 3 min 5 s
Face 2
- Baron Saturday (Phil May, Dick Taylor, Wally Waller) – 3 min 56 s
- The Journey (Phil May, Dick Taylor, Wally Waller, John C. Alder) – 2 min 45 s
- I See You (Phil May, Dick Taylor, Wally Waller) – 3 min 56 s
- Well of Destiny (Norman Smith, Phil May, Dick Taylor, Wally Waller, Jon Povey, John C. Alder) – 1 min 44 s
- Trust (Phil May, Dick Taylor, Wally Waller) – 2 min 43 s
- Old Man Going (Phil May, Dick Taylor, Wally Waller, Jon Povey, John C. Alder) – 3 min 5 s
- Loneliest Person (Phil May, Dick Taylor, Wally Waller, John C. Alder) – 1 min 24 s
Titres bonus
La plus récente réédition CD de S. F. Sorrow inclut sept titres bonus.
- Defecting Grey (Phil May, Dick Taylor, Wally Waller) – 4 min 27 s
- face A du single Columbia DB 8300
- Mr. Evasion (Phil May, Dick Taylor, Wally Waller) – 3 min 26 s
- face B du single Columbia DB 8300
- Talkin’ About the Good Times (Phil May, Dick Taylor, Wally Waller) – 3 min 41 s
- face A du single Columbia DB 8353
- Walking Through My Dreams (Phil May, Jon Povey, Dick Taylor, Wally Waller) – 3 min 35 s
- face B du single Columbia DB 8353
- Private Sorrow (Phil May, Dick Taylor, Wally Waller, Jon Povey) – 3 min 50 s
- face A du single Columbia DB 8494
- Balloon Burning (Phil May, Dick Taylor, Wally Waller, Jon Povey) – 3 min 45 s
- face B du single Columbia DB 8494
- Defecting Grey (Phil May, Dick Taylor, Wally Waller) – 5 min 10 s
- acétate original, inédit
Participants
- Skip Alan : batterie
- Phil May : chant, histoire, dessin de pochette
- Jon Povey : orgue, sitar, percussions, chant
- Dick Taylor : guitare solo, chant, photographie
- Twink : batterie, chant
- Wally Waller : basse, guitare, instruments à vent, piano, chant
- Norman Smith : production
- Ken Scott : ingénieur du son sur Bracelets of Fingers
- Peter Mew : ingénieur du son sur le reste de l’album
Principales éditions
- 1968 : 33 tours, Royaume-Uni, Columbia SCX 6306
- 1969 : 33 tours, États-Unis, Rare Earth RS 506
- 2000 : CD, Royaume-Uni, Snapper SDPCD 109
- 2002 : CD, Allemagne, Repertoire REP 4930
- 2018 : 4 × 33 tours + 4 × 45 tours, Royaume-Uni, Madfish SMABX 1123
Critiques
A very well thought out album which traces the romance, tragedy and problems through the life of Sebastian F. Sorrow. “S. F. Sorrow Is Born,” “Private Sorrow,” “She Says Good Morning,” “Death,” and all the other tracks were written by the group and the lyrics, printed in their entirety on the sleeve, demand a lot of attention.
Jeff Tarry, Top Pops, 7 décembre 1968
A much improved group, exciting on stage and experimental on record, with a Phil May story set to music on the life of S. F. Sorrow. Fine guitar by Dick Taylor, John Povey on organ, Twink on drums, Wally Allen (bass guitar) and Phil May, vocals.
Melody Maker, 14 décembre 1968
We previewed this album in last month’s issue, and it really is exceptionally good. The Pretty Things new direction has culminated, in the meantime, in this LP, based on the life of S. F. Sorrow, a very sad central character, whose end is madness . . . “built up like a surrounding wall, shutting off the light until there was just darkness.” The group intend to portray the theme on stage, using music and mime, which would give it the added visual attraction. But the album doesn’t fall down anywhere, and the story is mapped out on the cover. A very enterprising attempt by the Pretty Things at something new in pop music.
Beat Instrumental, janvier 1969
Rare Earth, Motown’s rock outlet, taps the rich British scene for the Pretty Things, a hard rock group who parlay the deep, towering psychedelics of Cream with their own brand of folk-rock and harmony. The six-man group write their own material, team up for the vocals and feature the singing and concepts of Phil May. Dick Taylor sparkles on guitar and John John Povey on percussion and sitar, as “Bracelets,” “Death” and “The Journey” trilogy star for this chartbound group.
Billboard, 1er novembre 1969
What the Who accomplished with their brilliant rock opera, “Tommy,” stands not only as a monument in the current phase of rock, but also has set a precedent for other works to follow. “S.F. Sorrow,” by the Pretty Things, is the second rock opera and it is an impressive if not awe-inspiring work of art, characterized by lyrical subtlety and musical ingenuity, all presented with the group’s considerable performing power. The story of a man’s (S.F. Sorrow’s) life, the work is rich with feeling and emotion. Could become an underground success and a heavy above ground item, too.
Cash Box, 8 novembre 1969
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